Ça commence tout doucement, sans même qu'on s'en aperçoive. Des matins où le réveil est dur, des nuits courtes, des retournements incessants jusqu'à tard dans son lit. Ça commence tout doucement, sans même qu'on sache ce qu'on a. Les pieds qui traînent, la pensée qui ne peut plus se fixer sur quoi que ce soit, le regard qui s'assombrit. Ça commence tout doucement, et finalement on comprend. Aveugles, on devient aveugles sur sa propre vie, sur celle des autres, aveugles sur le monde qui nous entoure. On ne voit plus rien. Ou bien si ! On voit, mais on ne regarde pas. Et on devient sourd. On entend, mais on n'écoute pas. On devient muet. On parle, mais on ne s'engage pas. On devient handicapés. Totalement handicapés, c'est le mot juste. On devient mou, invisible, étranger. On n'est qu'une ombre qui flotte derrière ceux qui autrefois nous faisaient tellement vivre, derrière ceux qui s'inquiètent, s'énervent, s'impatientent, ne comprennent pas. Pourquoi ? Pourquoi cette ombre qui me suit mais qui ne sait pas qui elle est ni pourquoi elle le fait ? Pourquoi cette ombre que je reconnais à peine ? Où est passée la vraie, celle que je connaissais ? La personne vivant, l'éclat de rire, l'étreinte qui était toujours là, dès qu'on en avait envie ? Qu'est-ce donc que cette ombre qui ne donne ni ne réclame d'amour ? Une coquille vide, complètement vide.
Alors on essaie de vivre, un peu, rien qu'un peu, pour les autres. On essaie de survivre pour les préserver, pour ne pas les entraîner avec nous. On se sent malgré nous aspiré par énorme trou noir contre lequel on ne peut pas lutter. On a mal partout, à l'extérieur et à l'intérieur, mais rien ne nous calme, rien ne nous apaise, même pour un temps. On est vide, tout simplement. Vide de sentiment, vide de vie. Comme mort.
Alors on se force, on écoute ceux qui veulent notre bien, ceux qui osent enfin mettre un mot sur notre mal, ceux qui nous conseillent d'aller voir quelqu'un pour nous soigner. Alors on le fait, parce qu'on ne voit pas ce que l'on pourrait faire d'autre, de toute façon, parce que ne pas le faire serait s'enfoncer un peu plus, et enfoncer les autres avec nous. On finit par parler, par pleurer un peu plus, et par devoir prendre cette petite pillule, chaque matin, parce qu'on est à bout, parce qu'on a besoin de ça pour remonter car on n'aura jamais la force de le faire seul. On s'accroche à cette pillule, on la prend tous les jours, on ne l'oublie jamais, elle devient notre seul point de repère de la journée, et on se dit "Et si ça marchait". On se sent un peu mieux, on se demande si ce n'est pas simplement dans la tête, le mieux, puis on se raisonne et on se dit que de toute façon, depuis le début, c'est simplement dans la tête. Alors on continue à la prendre, cette pillule, et les premiers éclats de rire commencent à apparaitre, on se surprend soi-même, parce qu'on avait oublié le son que ça produisait, un vrai éclat de rire. Et on finit par avoir peur. Et si c'était factice, tout ça ? Et si ça ne dépendait pas de nous, mais juste de cette petite pillule ? Et si on ne pouvait plus jamais entendre cet éclat de rire-là sans ingurgiter la petite pillule du matin ?
Un jour, après des dizaines de petites pillules, après des dizaines de boites de petites pillules, on finit par tout envoyer en l'air. On ne va plus en parler, on jette la plaquette dans le vide-ordures.
Tout seul. Et si on avançait tout seul, si on considèrait qu'on avait fait tout ce qui était possible pour abandonner l'ombre que l'on était, avant les petites pillules du matin ? Si l'ombre avait disparu, et avait laissé place à l'ébauche d'un sourire, d'un bout de vie, pourquoi ne pas faire une croix sur le reste ?
Avancer tout seul, et croiser les doigts.
Salut, je m'appelle Marie et je suis la joie de vivre incarnée.